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dimanche 24 septembre 2023
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Vers plus d’humain et une éthique fractale à l’heure de la digitalisation

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L’Intelligence artificielle est un mot valise. Il désigne principalement un ensemble de technologies permettant d’analyser des grandes quantités de données, la machine « apprenant » souvent au fur et à mesure de ces analyses (machine learning), puis d’en déduire des estimations, des évaluations, bref des prédictions, qu’il s’agisse de repérer un chat sur une photo, un cancer sur une radiographie, le comportement d’un individu dans la rue ou le risque qu’un collaborateur soit bientôt en burn-out. Son impact sur le monde du travail et la société va être considérable et va conduire tous les acteurs à revoir leurs actions et leur philosophie de ces actions. Nous ne nous intéresserons pas ici aux aspects quantitatifs des impacts sur l’emploi, autre sujet de débat, mais aux aspects qualitatifs quant à la nature du travail et notamment aux impacts sur l’éthique au quotidien que cette technologie va provoquer.

Si l’IA utilise beaucoup de données, beaucoup d’informatique et d’algorithmes, elle n’est pas une extension, même complexe, de l’informatique, du numérique, tels qu’on les définissait jusque récemment. En effet, l’informatique est une discipline de l’exact, des liens entre des systèmes pour arriver à des résultats normalement indiscutables (sauf bug, erreur d’algorithme ou mauvaises données). L’informatique est au cœur du fonctionnement de nos sociétés, du tableau Excel à notre feuille d’impôts ou aux opérations de nos usines et de nos réseaux. L’intelligence artificielle est, quant à elle, d’abord un ensemble de règles mathématiques, principalement statistiques et probabilistes, appliquées à des fins de résolution de problèmes comme l’interprétation du contenu d’une image (par exemple la reconnaissance faciale), la transformation d’une voix en un texte écrit (la fonction dictée de nos smartphones), la traduction d’un texte d’une langue dans une autre (Google Translate), la recherche d’une aiguille dans une botte de foin (moteurs de recherche, analyse de jurisprudences), etc. Tous ces résultats sont approximatifs, même si ces approximations s’améliorent de jour en jour. Votre smartphone se trompe parfois en « écrivant » votre voix, la traduction d’un texte fait parfois sourire, etc.

Cette distinction est importante car alors qu’un résultat informatique pouvait imposer en quelque sorte son exactitude, sa vérité, se présenter en expert exact, il n’en est pas de même de l’IA qui n’est qu’une approximation. Elle est donc contestable et doit être complétée par un humain.

L’IA est un nouvel outil d’augmentation de l’homme, comme les précédents il va changer la donne du travail

L’IA va favoriser l’apparition de nombreux nouveaux métiers autour de l’écriture des algorithmes, l’éducation des machines, la gestion des bases de données, l’utilisation de l’IA en formation, etc.  Toutefois, plus intéressant est son impact sur les métiers existants.

L’IA, par sa rapidité et la qualité de ses résultats est un outil d’augmentation des capacités cognitives et analytique des utilisateurs. Le journaliste peut laisser certains articles être pré-écrits par une IA, le radiologue ou le médecin se voit aidé dans ses diagnostics, le chauffeur de taxi peut soudain parler plusieurs langues avec ses passagers et communiquer avec eux autrement que par des signes.

Cette augmentation change la donne sur le marché du travail car grâce à l’IA un individu peut accéder à des connaissances et des capacités nouvelles. Le chauffeur VTC n’a pas besoin de connaître les rues comme le chauffeur de taxi car il utilise un GPS ; le métreur en bâtiment peut confier la tâche de métrage à un assistant et une machine qui réaliseront en quelques minutes un métrage précis là où il fallait des heures auparavant. L’assistant radiologue peut regarder les résultats de l’analyse des radios et en déduire des diagnostics. Une sorte d’escalier mécanique des compétences apparaît alors. Mais attention, l’IA n’est pas exacte donc les savoir-faire de base de ces métiers restent nécessaires, le radiologue reste essentiel quant à la décision finale, le métreur quant à la certification. Si un certain escalier mécanique des compétences fait monter de nombreux détenteurs de savoir-faire sur la marche supérieure ce n’est pas toujours pour déplacer celui qui s’y trouvait mais plutôt pour enrichir le résultat final. Avec certes des exceptions comme le chauffeur VTC qui remplacerait potentiellement le taxi (et encore mais c’est un autre débat).

Une machine à prédire, une révolution sur le marché du travail

L’IA est, dans la plupart des cas, une machine à prédire, à aider à réduire les incertitudes. Amazon, grâce à son moteur de recommandation, prétend qu’il pourra bientôt savoir ce que vous allez acheter avant que vous ne le sachiez vous-même. Dans le monde du travail les impacts sont déjà sensibles avec les IA de recrutement ou les IA de détection de comportements frauduleux de collaborateurs. Les applications sont nombreuses et vont comprendre les moyens de formation, la détermination des parcours de formation des individus, le suivi médical et la prévision des burnouts et d’autres maladies professionnelles (ou non), la composition des équipes, etc., Les DRH font face à un changement fondamental dans leur approche des individus vers plus d’individuation, mais aussi plus de contrôle et de suivi.

Une machine à changer le rapport humain. Le contact humain comme un nouveau luxe ?

Le numérique a largement contribué à déshumaniser les relations entre les individus, qu’il s’agisse de collègues, de clients, de fournisseurs, en digitalisant des processus auparavant réalisés par des humains. Ces gains de temps et de productivité se sont traduits par une intensification du travail, des pressions importantes sur la productivité et des charges mentales parfois insupportables pour les opérateurs. Nombreux sont les œuvreurs qui se plaignent de ne plus voir leurs collègues, leurs supérieurs à cause de la mécanisation digitale de leur travail. Il faut s’attendre à ce que dans un premier temps l’IA soit utilisée dans le même but de réduction des interactions humaines et d’augmentation de la productivité. Mais il est fort possible qu’il en soit rapidement autrement car la déshumanisation va vite connaître ses limites et il est probable que la revalorisation du contact humain (re)-devienne un facteur concurrentiel majeur dans l’attraction des clients et des collaborateurs.

Des signaux faibles sont déjà observables comme par exemple l’agacement croissant que provoquent par leur incapacité les interfaces vocales robotisées (chatbot) ou le retour de l’affectio societatis au niveau local. On se rendra compte aussi rapidement que les « émotions » des interfaces ne sont que du fake et sont très loin d’apporter la chaleur d’un contact humain.

Le contact humain sera le nouveau luxe, le nouveau facteur stratégique différentiant. Des hommes et des femmes dont la capacité sera le contact humain, leur « soft skill », devront être recrutés et rémunérés à leur juste valeur sociale. Les métiers de proximités ne seront plus une commodité. Les changements sociaux que cela implique, dans la structure des rémunérations, dans l’évaluation des individus, dans les stratégies concurrentielles, sont considérables. Le moteur le plus important à suivre est la disposition des consommateurs à payer plus pour un contact plus humain. Hier la réponse était non et on a vu disparaître les pompistes. Mais quand il n’y a plus de caissières, plus d’humain sur un centre d’appel, plus d’interlocuteur à sa banque, plus de comptoir d’enregistrement, alors peut être l’humain apparaîtra comme un nécessaire et non plus comme un superflu. Déjà des hôtels utilisent l’IA pour améliorer l’accueil humain des clients mais pas pour substituer des robots aux réceptionnistes.[1]

Une machine à biais et à nouvelles injustices

L’IA et ses données sont drapées aujourd’hui d’un manteau « scientifique » qui semblerait lui donner une image de fiabilité, de crédibilité et de légitimité. Mais ses biais commencent à être repérés et analysés. Les algorithmes, souvent écrits par des hommes blancs, américains, jeunes peuvent refléter leurs modèles mentaux et donc provoquer des biais dans le code et les algorithmes. Les bases de données, elles-mêmes issues du passé et pas toujours bien étalonnées (même rarement), vont transporter les biais d’hier vers des prédictions pour demain. Quelques exemples : les algorithmes de recrutement ont du mal à sélectionner des femmes si le modèle dominant de la base est constitué d’hommes ; les algorithmes de reconnaissance faciale ont du mal à reconnaître des femmes, des peaux colorés ; les algorithmes des véhicules autonomes ont du mal à voir les noirs. Ces IA ne sont pas racistes ou machistes, elles n’ont juste pas les bonnes bases. Les informaticiens doivent être contrôlés. La transparence des algorithmes et des bases de données doit être recherchée.

Comme tout outil d’augmentation, et au-delà de ses biais inhérents vus ci-dessus, l’IA va faire naitre des injustices nouvelles, entre ceux qui peuvent en disposer et les autres, mais aussi envers ceux qui pourront être victimes des asymétries d’information qui vont apparaître dès lors qu’un acteur, avec l’aide de L’IA, en saura plus sur un individu que lui-même. L’employé peut apprécier que son employeur détecte son burn-out à venir, mais être inquiet quant aux autres informations que ce dernier pourrait utiliser contre lui. Le chauffeur de poids lourd prudent peut être satisfait que sa façon de conduire, validée par une IA, lui permettre de percevoir des primes, mais peut s’inquiéter de tout ce que son employeur, ou d’autres, connaisse de lui.

La nécessité d’une éthique fractale

Le digital a bouleversé de nombreux éléments dans le monde du travail, notamment en remplaçant des tâches effectuées par des humains par des tâches automatisées. Les robots, la RPA (Robotic Process Automation), les API (Application interfaces) ont pris une grande importance dans les entreprises. Ce remplacement a permis de réduire les erreurs, de remplacer des tâches pénibles, d’obtenir des gains de productivité.

Il est probable que beaucoup voient dans l’arrivée de l’IA un phénomène complémentaire qui va continuer ce mouvement. Mais l’IA, on l’a vu, n’est pas « exacte », elle est une machine à prédire, plus ou moins exactement, quelle que soit la vitesse à laquelle elle apprend. Si l’homme a besoin d’elle pour améliorer ses estimations et prédictions, toute décision, pour qu’elle soit responsable, a besoin de l’homme. La responsabilité de chacun au quotidien va être engagée : l’éthique entre dans le quotidien, il va nous falloir inventer le bien ordinaire comme Hannah Arendt avait découvert le mal ordinaire. Nous ne devons pas renoncer à notre pensée, voire il nous faut réapprendre à penser.

Car l’IA n’est pas un expert au sens autorité scientifique mais seulement au sens d’aide, de conseiller, d’assistant d’enrichissement. Toute considération de l’IA en expert sera illusoire et dangereuse. Pourtant, il est probable que nombreux soient ceux qui lui prêteront un rôle d’expert-autorité. Le juge, assisté d’une IA prédictive, jugera en son âme et conscience. Le médecin, assisté d’une IA de diagnostic, conclura à l’aune de son expérience. Le banquier, assisté d’une IA, accordera finalement ou non un prêt selon son jugement personnel. Mais des faits ultérieurs qui pourraient démentir la décision du juge, celle du médecin, celle du banquier, pourraient conduire le public, la victime, la presse, les supérieurs à demander des comptes dans les cas où les décisions n’auraient pas suivi la « recommandation » de l’IA. Dans tous ces cas la validité et la légitimité du jugement de l’homme seront mises en question. Quel sera alors le courage de l’homme, de sa hiérarchie, de son environnement social et juridique pour assumer ses décisions, ses responsabilités, et continuer à juger, décider sans être influencé, seulement aidé, et non dominé, par l’IA ?

L’éthique devra donc être fractale, depuis l’utilisateur de l’assistant IA, à sa hiérarchie et aux autorités de régulation. Chacun à son niveau devant garantir la responsabilité humaine et son indépendance.

 

 

Certains des points de cet article font l’objet de développements plus avancés dans « Le travail à l’ère Post Digitale », Dunod 2019. INTERVIEW

Crédit photo Getty Images

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