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mardi 16 avril 2024

Les mots «tendance», révélateurs de maux RH

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«Des mots…pour le dire» (Marie Cardinal 1976)

Vous allez penser que ce sujet est secondaire, qu’il ne justifie pas l’énervement constant que nous partageons, qu’il nous classe de fait, dans cette minorité un tantinet snobinarde des coupeurs de cheveux en quatre. Eh bien, pensez ce que vous voulez, nous persistons et signons : l’utilisation inappropriée de mots est propice à la diffusion de fausses idées et au développement de malentendus, dont on sait qu’ils ouvrent la porte à la majorité des conflits… Et puis, nous savons que nous sommes plus qu’une minorité à en être conscients. Pour nos amis DRH, c’est aussi une façon d’identifier un nouvel indicateur, celui des lacunes culturelles.

Il y a quelques mois, à la sortie d’une réunion tardive, un ami RH particulièrement fatigué m’avouait l’air coquin : «Je vais me précipiter dans les bras de Morphée». La tête qu’il fît, lorsque je lui appris que Morphée était un homme… On utilise donc des mots sans en connaître le sens ? Soyons sérieux ! Tous les jours !

Pour reprendre Jacques Lacan : «C’est, en effet, dans nos mots et nos songes que l’inconscient s’exprime …».

Si les mots sont constitutifs de notre personnalité, nous avons tout intérêt à nous en inquiéter. Par exemple, le remplacement du mot VIEUX par SENIOR n’est-il pas dû, entre autres, à l’augmentation de la longévité moyenne dans les pays occidentaux ? Les mots seraient le reflet de notre société ? Non, mais leur utilisation et le contenu qu’on leur prête, oui ! Enfin passons sur cette mode de vouloir penser que «procrastination» est un terme nouveau, désir et dérision de remettre à demain ce qu’on peut faire le jour même… Non, ce n’est pas nouveau, non, ce n’est même pas Proust l’auteur, puisqu’on le retrouve chez Sainte-Beuve (un homme lui aussi) et qu’il y en a trace au XVIe siècle…

Le mot «bonheur» et les maux de la libération

Commençons par ce mot qui envahit l’univers de l’entreprise depuis une décennie. Il est symbolique d’une véritable volonté idéologique de duper son monde en laissant croire que le travail est la voie royale d’accès à la sérénité.
Les manipulations génétiques existent aussi en linguistique. Comme pour une cellule, on vide le mot de son sens, on y intègre un noyau au sens différent, et comme le lecteur ou l’auditeur n’en n’est pas conscient, il prend l’un pour l’autre et le tour est joué.
Les philosophes nous l’enseignent depuis des siècles, le bonheur est un «état» durable de plénitude, de satisfaction ou de sérénité, état agréable et équilibré de l’esprit et du corps. Le bonheur n’est pas seulement un état passager de plaisir, de joie, il représente un état d’équilibre qui dure dans le temps. Ce qui permet à certaines écoles de penser que le bonheur n’est pas possible (Schopenhauer) ou à d’autres qu’il est une quête voire une utopie.
Comment imaginer une seconde que le bonheur puisse être atteint par le travail? A moins que… le mot ait subit à grand renfort de biologie belge ou de psychologie positive, une transformation qui fasse croire que …
Même Luc Ferry dans son dernier ouvrage dont le titre prête à confusion (un comble) «7 façons d’être heureux chez XO» met en garde contre ces marchands de bonheur au travail qui trompent leur monde.
Que l’on parle de bien-être, et pourquoi pas de plaisir soit! Mais le bonheur c’est autre chose… rien à voir avec les liens de subordination, les objectifs et les évaluations annuelles… Et ne me faites pas dire que c’est la preuve que le bonheur est en «Uber» ou en l’entreprise libérée, là je deviens odieux ! Le mot bonheur possède un sens. Étymologiquement il signifie même bonne «chance» (heur venant d’augurium, développement accordé par les dieux). C’est donc à l’individu de savoir «tenter» sa chance et personne (et surtout pas le travail) peut générer la chance de l’Autre.

Il n’empêche que cette fausse interprétation du mot a donné lieu à une «mode», celle des «Happiness officiers », et autres «Chiefs»… qui détourne le sujet et surfe sur la vague nouvelle génération et «start-up» dont on sait, par ailleurs, qu’elle n’est pas innocente d’utilisation de «mots acculturés» …mais cette fois, ils nous en excusent, pris au sens littéral du mot ! Nous n’avons pas su apprendre à ces jeunes «pousses» la réalité des mots…

Le mot «disruptif» et les courts-circuits

Où la nécessité d’un habillage marketing et anglo-saxon… En fait le mot apparaît en France au XVI e siècle dans son sens étymologique disruptum (faire éclater) et on le trouve aussi au XIXe siècle dans son application scientifique (électricité). Et pendant des années il ne fût guère utilisé qu’à cet effet. Mais attention, en environnement scientifique, ce mot marque avant tout un changement d’état définitif…ou momentané ! Dès lors ce qui est disruptif n’est pas forcément «gagné» … D’autant que ce mot s’est anglicisé et signifie alors «perturbateur…perturbant» (exemple : Bien que la défaite française de Viazma ne soit pas flagrante, elle demeure remarquable en raison de son impact disruptif sur la retraite de la Grande Armée.)
Alors, lorsque l’on pense à l’origine de l’utilisation professionnelle de ce terme, et qu’une suspicion entraine vers des langages de «consultants anglo-saxons» n’est-il pas prudent de lire avec un peu de hauteur : changement définitif, momentané, ou simplement perturbant ? Cela demande quelques précisions, n’est-il pas ?
Il m’est agréable de penser qu’un mot puisse être «repêché» lorsqu’il est en voie de disparition, mais ce qui me semble essentiel est qu’il ne soit laissé aucun doute sur le «sens». Mis à part le fait que certains utilisateurs se gargarisent de son utilisation pour «faire» branché, dès lors qu’il peut y avoir une présomption de méprise, mieux vaut éviter de l’utiliser, non?

Le mot «compétence» et le devenir des formés

Regardons ensemble ce qu’écrit Philippe Péaud de l’Académie de Poitiers : «L’élève compétent sera donc celui qui a le «pouvoir d’agir», c’est-à-dire qu’il dispose non seulement de connaissances mais qu’il a aussi une expérience des situations dans lesquelles il convient d’utiliser telle ou telle compétence ; cela suppose donc qu’il ait l’occasion de s’entraîner à mobiliser les mêmes connaissances dans différentes situations afin d’avoir suffisamment d’expérience pour construire une compétence 2. Disposer du «pouvoir d’agir» signifie également que l’élève compétent est celui qui prend, en toute autonomie, des décisions ; les situations offrant une telle possibilité sont des situations complexes face auxquelles l’élève doit apprendre à analyser la situation pour déterminer ce qu’il doit faire 3. Enfin, pour l’enseignant, il s’agit de faire une place à l’observation des élèves au travail, dans différentes situations complexes, pour pouvoir recueillir suffisamment d’éléments lui permettant d’inférer la présence chez tel ou tel élève d’une compétence ; évaluer des compétences c’est donc faire la synthèse de plusieurs observations des élèves mis en situation de travail.»

Dans une conversation de DRH ou de responsable formation, on mélange bien souvent compétence avec potentiel, savoirs, aptitudes… une différence de taille : une compétence est une aptitude qui a été mise en pratique. Ou un savoir qui a été validé par une mise en situation. Pourquoi s’en préoccuper ? Simplement parce que lorsque le sens est oublié, un salarié qui revient de formation n’est pas plus compétent ! Il le sera lorsque son hiérarchique lui aura permis de mettre en application ce qu’il aura appris. Différence notable.
Regardez les applications touchées par ce simple mot : bilan de compétences, évaluation des compétences, évolutions des compétences… autant de risque de méprises…
Et si on mélange les significations, on dédouane un peu trop facilement la hiérarchie de ses responsabilités d’avoir à permettre et faciliter la mise en application, n’est-ce pas?

Le mot «acteur» et la mise en scène

Etre acteur de sa vie professionnelle, être acteur de sa formation, être acteur de son évolution, ce mot revient en permanence dans les discours officiels et professionnels. Celui qui n’est pas acteur est un «has been…»
Que veut dire «acteur» ? Du latin «fabulam» agere… c’est-à-dire jouer une pièce… et si j’extrapole : faire semblant en persuadant les autres que c’est vrai … Au fond, n’est-ce pas aussi cela ? Les contraintes managériales tayloriennes n’ont pas disparue aussi vite qu’on le pense. Demander à un salarié d’avant 68 de se comporter en «acteur» pouvait être passible de «haute trahison» de part et d’autre de la ligne de front. Après 68, accompagnant le déclin industriel, les organisations ont vite compris que la meilleure façon d’engager le salarié à produire était de lui confier les clés du contrôle. Comment faire du zéro défaut, du 5S, et autre «lean» sans lui donner l’impression d’en être le «patron», de «jouer au patron», donc d’être acteur…
Et puis acteur c’est le premier pas vers un entrepreneuriat qui semble être le graal du «bon acteur», l’oscar du second rôle …
A quoi vient se joindre la palette d’outils qui aideront à ce que le jeu soit le plus juste possible, ces appuis de metteurs en scènes, coaches de circonstances qui donneront ce supplément de vérité qui feront enfin illusion devant un parterre de spectateurs médusés. Ces derniers seront ceux qui ne «jouent» pas le jeu… qui seront les «oubliés» du nouveau monde, et qui n’auront que leurs yeux pour pleurer, et applaudir quand même.

L’avenir des mots…

Dans les débats télévisés, lors d’interviews à la radio, mais aussi dans les choix de «titres» d’évènements professionnels, deux groupes de mots cohabitent. Ces mots qui ne sont jamais innocents et peuvent être détournés, entrent en compétition avec des constructions linguistiques nouvelles (les mots qui les composent n’étant pas nouveaux). C’est le cas de ces «intelligences artificielles», «big data», «forage de données», «réalité virtuelle», «Platform as a service» et j’en passe…

Nombre de ces combinaisons se sont transformées, quand l’on y porte attention, en mots «valise». Ces termes connaissent une notoriété alors que leur définition est floue ou incomplète. Les utilisateurs (on ne peut parler ici de créateurs) ont pris soin de mettre des roulettes à ces valises pour aller sans doute plus vite, mais se sont bien gardés ou ont oublié d’y adjoindre des poignées… Nul doute qu’elles ne seront pas toujours très simple à porter!

Des mots aux maux

Les mots ont cela d’étonnant qu’ils peuvent alternativement blesser ou réconforter, encourager ou modérer… Il n’y a pas loin des mots aux maux. Le langage est l’un des socles de la civilisation, dans un monde ou la communication est au coeur des interactions, sa maitrise est essentielle. Malheureusement, comme illustré précédemment, nous pouvons constater au quotidien comment notre monde professionnel est enclin à trois grands maux, il nous faut de :

– L’emphase car il nous faut du clinquant, du bling bling, du buzz… pour marquer, susciter l’intérêt, parler aux tripes plutôt qu’à l’intelligence est au coeur de la construction des fabulettes que l’on nous sort quotidiennement.
– La simplification conduisant à une réduction du réel et devant permettre une lecture des situations accessibles au plus petit commun dénominateur de ses destinataires. La communication pour les nuls en quelque sorte.
– La confusion permettant a chacun d’interpréter ce qui est dit au regard de sa propre petite expérience individuelle et mesquine. Comme dans le fameux dialogue de Pierre Dac et Francis Blanche (Le Sar Rabinranath Duval) quitte à lui laisser prendre des vessies pour des lanternes. Et alors ? Alors on se brule …

Tout cela n’est pas nouveau, comme le chantait Jacques BREL

«Et les langues coupées des premières censures
Et c’est depuis lors qu’ils sont civilisés
Les singes les singes les singes de mon quartier…
Les singes»

Toutefois cela se renforce tous les jours, à force d’infographies simplificatrices, de storytelling outrancier et de rejet de la pensée complexe. Ces maux sont autant significatifs d’évolutions mal maîtrisées que du profond déclin des humanités, de la philosophie et plus généralement de ce que l’on nomme culture. Or si la culture c’est ce qui demeure dans l’Homme quand il a tout oublié, le langage est au coeur des interactions humaines. Les confusions qu’il génère sont à la fois le problème à résoudre, le manque à résoudre et la source du renouveau des interactions entre les hommes et les femmes de chacune de nos organisations. En comprendre et respecter les mécanismes c’est dans les faits, s’assurer que l’évolution ne se fera pas sans nous.

Alors, de grâce, respectons nos interlocuteurs, ne faisons pas insulte à leur intelligence, efforçons nous « au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel » (Albert CAMUS, Le révolté, 1951). Réaffirmons une juste exigence de précision et de clarté face à la « novlangue » managériale, les dissonances entre les discours et la réalité en seront alors plus que réduites.

André Perret, vice-président groupe Dever et directeur DPM
@AndrPerret
François Geuze, Consultant expert RH
@Geuze_F

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